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INTRODUCTION

Dans un monde où il est impossible de sortir sans être observé et enregistré à tout moment par diverses technologies à chaque coin de rue physique ou virtuel, où la surveillance de masse a pris une forme de culture tacite, il semble être une nécessité absolue de remettre en question notre environnement.

Suite aux différents traumatismes sociaux qui découlent des attentats de 2001 et plus récemment 2015 en France, un climat de surveillance initié par des intentions de sécurité s’est installé avec une vigilance omniprésente et de plus en plus généralisée.
Ce climat s'alimente d’une évolution technologique séparée du consensus commun pour dériver vers des usages aliénés alors bien loin de la simple protection.

Le 23 mars 2023, en France, l’Assemblée nationale a adopté l’article du projet de loi olympique qui autorise le recours aux algorithmes pour le traitement des images enregistrées par des caméras ou des drones. Cette décision excluant toute forme de démocratie implique une propagation technologique irréfléchie et incontrôlée. Camouflée sous le titre d'expérimentation, la surveillance “intelligente” est vouée à se multiplier rapidement à travers le pays.

Du côté de la surveillance numérique, les données privées des utilisateurs, nouvelle denrée virtuelle, se voient exploitées dans d'immenses opérations de collecte pour du ciblage publicitaire. Des opérations ayant comme objectif central la rentabilité, tandis que les outils d'espionnage prolifèrent au service de la surveillance politique et du contrôle des populations. C’est ce que la sociologue et économiste Shoshana Zuboff théorise sous le nom de capitalisme de surveillance1.

1Shoshana Zuboff, L'Âge du Capitalisme de surveillance, 15 janvier 2019, page 92 à 97.

Là où l’on nous promet des jumelles pour voir plus loin, plus vite, ce sont en réalité des tunnels de vision dirigés et figés dans des zones bien contrôlées qui cachent le reste du paysage qui nous sont imposés. La présentation d’une partie de la réalité, comme la réalité, constitue un acte de manipulation et donc de prise de pouvoir. C'est une idée défendue par Yves Citton qui avance, dans Médiarchie : « La magie médiumnique pratiquée par la radio et la télévision n’est pas à situer uniquement à l’échelle des catégorisations ou des prédications opérées par tel journaliste ou par telle émission. Elle émane bien davantage de la prétention implicite de ces médias à donner L’IMAGE DU MONDE COMME UN TOUT.»2.

2Citton, Y. (2017), Médiarchie.

Avec les révélations des lanceurs d’alerte ou les mouvements tels que Occupy, il est devenu évident que les flous juridiques à propos de la gouvernance du net sont de véritables terrains de jeu hors de toute réglementation éthique pour une poignée de multinationales3.

3 Steven LEVY, L’éthique des Hackers, Paris, Éditions du Globe, 2013 (1984).

Nous vivons aujourd’hui dans ce contexte technologique en constante évolution. Nos informations et comportements, captés, traqués et diffusés dans des interfaces numériques et supports technologiques, passent par une infrastructure complexe et répartie à différentes échelles, des plus petits composants électroniques environnants aux câbles sous-marins intercontinentaux en passant par les réseaux de satellites et autres couches de fréquences hertziennes. Mais la notion même de donnée personnelle ne semble plus suffisante pour envisager la surveillance.


Dispositif de vision

Les nouvelles formes de surveillances sont aujourd’hui encore plus complexes et multiples que celle imaginée par George Orwell en 1949. La surveillance liquide, l'espionnage polymorphe par dessous, dessus et entre les acteurs forment une couche d’appareils de vision qui se répand dans notre réalité.
La surveillance n'est plus résultante de l’ensemble surveillant États - entreprises, bien que le rôle de ces acteurs ait été déterminant, mais elle a été véhiculée dans nos sociétés modernes, dans chacune des activités humaines, jusqu’à la rendre acceptable. Dans un univers d'interconnexion et de croisement des données, l'individu s'est progressivement mis à nu au bénéfice de différents acteurs dont les rôles dans l'acquisition des données semblent se rejoindre.

Ces couches de technologies de captations sont parfois mises au service de la simple diffusion et multiplication de l'information, mais sont surtout mises à profit pour un véritable marché de la surveillance. À travers une infrastructure soumise à une exploitation extorquée pour le profit, ces outils contrôlés pour mener à bien ces sombres opérations forment ce que j'appellerai des dispositifs de vision.

Je donne au terme de dispositif le sens défini par le philosophe Agamben, comme un ensemble hétérogène qui inclut chaque “chose”. Le dispositif pris en lui-même est le réseau qui s’établit entre ces éléments, il s'agit d'un processus visant à sortir d'une considération subjective.

"Ce qui définit les dispositifs auxquels nous avons à faire dans la phase actuelle du capitalisme est qu’ils n’agissent plus par la production d’un sujet, mais bien par des processus que nous pouvons appeler des processus de désubjectivation."

Le dispositif a toujours une fonction stratégique concrète et s’inscrit toujours dans une relation de pouvoir.4.

4Agamben, G. (2006). Théorie des dispositifs. Po&sie, 115, 25-33. doi.org ◹

J'entend ici la vision comme un type de perception, voire de captation du monde. Une forme de récupération de l'information aussi bien que comme métaphore du savoir : qui a capté l'information possède de fait l'information. Mais c'est un outil faussement objectif que de “voir” au sens métaphorique, de lire l’information, d’accéder au savoir. Le voyant étant lui-même visible et par conséquent potentiellement vu, il n'a alors pas un aperçu complet et objectif du monde5.

5Merleau-Ponty, M. (1960). L’OEil et l’Esprit.

Dans ce contexte de surveillance, un dispositif de vision est un objet ou une interaction qui produit une vision captée et diffusée, basé sur des structures et infrastructures aliénées par des acteurs multiples dans un objectif plus ou moins explicite de traque ou de manipulation.

Sous couvert de facilité d’accès à l’information, au service de l’augmentation de nos capacités de visions, ces dispositifs permettent en réalité un véritable système de surveillance tacite, une sous-couche que je qualifie d'infra-visio-sphère.

C’est dans ce contexte changeant que je m’interroge en tant que designer. Comment cette sphère de surveillance environnante devrait-elle évoluer ? Quelle est la composition véritable de cet infra-système tacite ? Comment pourrions nous révéler ces invisibles ? En réponse à cet écosystème voyeuriste, où la diffusion de vision est implicite, nombreux sont les révoltés, designers et artistes critiques qui consacrent leur travail à la dénonciation de tels systèmes.

Dans cette même lignée, mon objectif sera de dévoiler et d’explorer cet infra-système. Il s'agira d'identifier les moyens de naviguer dans les lignes optiques de cette sphère de surveillance invisible, à travers les lentilles d’observation numérique qui constituent notre environnement. Dans un objectif de produire des outils d’exploration de cet espionnage, nous allons dans un premier temps explorer la composition de cette infra-visio-sphère en analysant les nouvelles formes de surveillances et leurs répercussions. Dans un second temps, afin de naviguer dans cet environnement socio-technique, nous engagerons des expérimentations anachrotechniques6 et archeoscopiques7.

6anachrotechniques “Anachronisme” : Confusion de dates, attribution à une époque de ce qui appartient à une autre. Il s’agit d’hybridation de technologies anachroniques.






7archeoscopiques Archeo- Du grec ancien ἀρχαῖος, arkhaîos (« ancien »). Exploration et réhabilitation de dispositifs anciens, archaïques ou dépassés.

Nous explorerons ces domaines en nous basant sur des mouvements et des œuvres de designers et créateurs à différents degrés d’activisme.

Ainsi nous nous poserons la question suivante : comment révéler et subvertir les infrastructures de surveillance par des moyens nouveaux reposant sur des ré-assemblages techniques. Il s'agit donc, par le design, de chercher à instrumenter la contre-surveillance; et de montrer de manière plus générale comment le réassemblage pourrait constituer un mode technosubversif.



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▷ CYCLE I