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L’anarchisme technologique est une approche qui met l’accent sur l’utilisation de la technologie pour atteindre la liberté et l’égalité. Les anarchistes technologiques s’intéressent à la manière dont la technologie peut être utilisée pour promouvoir les valeurs, comme la démocratie directe ou le droit des individus à être libres et autonomes. Proche de l’hacktivisme ou de l’internet libre, j’inscris ma démarche dans ces mouvements activistes.
Afin d’engager une pratique par des tactiques de design, l’objectif sera de s’approprier des dispositifs de vision et de captation, de les explorer dans leur technicité, les subvertir en les retournant contre eux même, les hybrider et les amalgamer par des moyens d'assemblages techniques expérimentaux.
Je décris cette pratique d’instrumentation et ses différentes formes sous le nom de Visiologie.
La notion d’umwelt est un concept clé dans la philosophie et la sociologie contemporaines. Ce terme allemand, qui signifie "environnement" ou "monde environnant", a été popularisé par le biologiste et philosophe autrichien Jakob von Uexküll au début du XXe siècle. Chaque espèce, voire chaque individu, a une perception différente de son environnement constitué des signaux sensoriels qu'il est capable de percevoir et d'interpréter.
Dans l’optique d’étendre cet umwelt à travers des implants, différents artistes expérimentent le monde via des biais alternatifs.
Équipé de capteurs sismiques dans les coudes qui lui traduisent en temps réel les tremblements de terre partout autour du globe, l’artiste Moon Ribas questionne une nouvelle forme d'appréhension de la planète.
Mais cette notion de cyborg nécessite d’être recontextualisée. Nous sommes tous connectés aux machines, que ce soit à travers nos téléphones portables, nos ordinateurs, ou même nos prothèses médicales. La philosophe et professeure émérite Donna Haraway soutient dans son manifeste1 que les technologies sont souvent conçues par des hommes blancs, qui projettent leur propre vision du monde dans les machines qu'ils créent. Ainsi, les cyborgs, êtres dont les frontières traditionnelles entre le naturel et l'artificiel, entre le corps et la machine, sont devenues floues, voire obsolètes, reproduisent les inégalités de la société, en renforçant les stéréotypes de genre, de race, ou de classe. Il est donc essentiel de réfléchir aux conséquences sociales et politiques de cette transformation.
1Haraway, Donna. (2006) « Manifeste Cyborg : Science, technologie et féminisme socialiste à la fin du XXe siècle »
Mes différentes expérimentations se classent autour de plusieurs approches. Premièrement elles questionnent la matérialisation de la subversion à travers des dispositifs sensibles et tangibles, en rendant perceptible les structures et infrastructures de la surveillance. À la manière des cyborg, cette intégration de la visiosphère à notre umwelt permet la conscientisation de son omniprésence ainsi que la mise en place de nouveaux imaginaires plus tangibles de la surveillance. La perspective d'un avenir cyborg peut motiver les luttes et les mouvements de résistance, mais elle est également liée à une connotation militaire, d’autres moyens de luttes peuvent contourner cette approche.
Deuxièmement, dans la continuité de la perception, mes expérimentations portent sur la capacité de détection de ces dispositifs, dans l’objectif de tracer une cartographie de la visiosphère. L'approche cartographique peut faciliter la collaboration entre différents acteurs, en permettant une meilleure communication et une compréhension commune des enjeux. Les choix de représentation permettent notamment une exploration ouverte à l’image des Cartographie radicale de Nepthys Zwer et Philippe Rekacewicz2.
2Nepthys Zwer et Philippe Rekacewicz. (2021) Cartographie Radicale
Chacune des expérimentations suivantes est associée à des informations complémentaires et des détails techniques plus approfondis dans la partie annexe de ce projet de recherche.
Ces annexes constituent une boîte à outils pour déployer des expérimentations, enrichir et développer des aspects plus techniques de celles-ci, mais aussi une bibliothèque de ressources afin d'ouvrir le plus de documentation possible dans une dynamique de partage d'outils et principes techniques.
La traque de surveillance peut s’incarner à travers des outils de captation hertzienne. Les infrastructures porteuses de signal évoluent dans une nappe qui se propage via des signaux lumineux hors du spectre perceptible de la lumière. L’opacité et l’intensité de ces champs invisibles ne sont pas du même ordre selon les gammes de fréquences. Richard Vijgen propose à travers son œuvre Hertzian Landscapes, un outil qui traduit le spectre des fréquences radio en temps réel sur un panoramique vidéo-projeté. Ce monde de l’invisible, multiple et fantosmatique devient soudainement visible, bien qu’ici interprété par la machine.
Dans cette continuité, j’engage une démarche autour des hautes fréquences en créant l’anémomètre Gsm. Un anémomètre est un appareil de mesure de la vitesse du vent, par analogie je rend mesurable l'intensité d'un "souffle" analogique invisible. GSM pour Global System for Mobile Communications est un standard numérique de seconde génération pour la téléphonie mobile. L'anémomètre Gsm est un assemblage de technologies de récupération dont les plans sont disponibles et accompagnés d'une documentation plus complète dans les annexes
Ce dispositif est un convertisseur de flux, Hertzien vers Souffle. Tel un compteur Geiger ou autre détecteurs de métaux, cet instrument s'inscrit dans un imaginaire de traque, de recherche de traces.
Déployer de tels dispositifs en y intégrant des parties secondes ou du matériel parallèle permet de constituer un véritable arsenal de cartographie d’infrastructure. Les différents composants sont issus de matériels de récupération, ou de hardware abandonnés, jetés puis glanés. Ces technologies anciennes sont pourtant toujours fonctionnelles. On peut les qualifier de low-tech en opposition à la high-tech des technologies de surveillance. Ici ce matériel low-tech permet de subvertir par le fonctionnement ancien, les usages actuels des fréquences GSM. Cet exemple fait directement écho à l’anachrotechnie évoqué plus tôt par ces détournements d’usage à travers le temps mais fait aussi référence à l'archéoscopique de part le réemploie de matériel abandonné.
Le cœur de la technologie se trouve dans la mini-vision à tube cathodique capable de recevoir différentes fréquences dans les plages UHF (Ultra Hautes Fréquences) (ici environ 470 à 860 MégaHertz). Ces fréquences autrefois allouées à de la transmission analogique vidéo, donc de la télévision, sont aujourd’hui réhabilitées pour la transmission de données numériques et téléphoniques, appelée GSM. Les réseaux 2, 3 ou 4g se déploient notamment sur ces fréquences, tandis que la 5g est plutôt déployée dans les très hautes fréquences.
La modification principale sera alors de brancher directement au niveau du tuner une antenne directive fabriquée spécialement à la main.
Enfin la dernière partie de ce dispositif consiste en un convertisseur de fréquences en tension à l’aide d’un pont de diode. Le niveau audio qui sort de la télévision permet ainsi d’alimenter plus ou moins fortement un ventilateur (ici récupéré d’un système de refroidissement pour ordinateur). Une fois assemblé le dispositif permet grâce au ventilateur orienté vers l’utilisateur, de directement recevoir le flux matérialisé de fréquence UHF en fonction de la direction visée.
Plus de détails sur la fabrication du dispositif technique en Annexes3.
3Détails sur la fabrication du dispositif technique
Avec une lecture tactile de cette cartographie de la surveillance et ses infrastructures, ce design ouvre à des modalités d'actions sous l'angle de la préhension de notre environnement technique.
Pour faire entrer cette expérimentation dans le domaine de la cartographie critique, le dispositif pourrait être augmenté d’une configuration plus complexe afin de créer une véritable carte locale des flux GSM.
Par exemple, en étant montée sur un rail circulaire autour d'une plaque de sable, l'installation soufflerait sur le sable en fonction de l'orientation à 360° autour de la plaque. De cette manière, une carte localisée de l'infrastructure HF environnante est dessinée en temps quasi réel.
Dans cette continuité de tangibilisation de la surveillance, j’ai développé l'application Visioscope acoustique. À partir du projet collaboratif Openstreetmap et de l'API Overpass, il est possible d'effectuer des requêtes spécifiques pour récupérer des données ciblées dans un périmètre de la map. En l'occurrence, il est possible de récupérer la position ainsi que des informations supplémentaires d'une grande partie des caméras de surveillance disposées dans la zone qui nous entoure. Avec ces données en main, je peux alors les traiter dans une application web.
Cette application web permet de ressentir via l'ouïe les appareils de surveillance (ici caméra dites CCTV pour closed circuit television) dans les alentours de l'utilisateur depuis n’importe quel endroit muni d’internet. Disponible ici : Visioscope Acoustique ◹
À l'aide du GPS du smartphone je peux connaître la position de l'usager et ainsi calculer sa distance avec le dispositif de surveillance le plus proche, cette distance est alors convertie en une fréquence sonore. L’environnement sensible de l’usager intègre alors la sphère technique et invisible de surveillance.
Le code est opensource et disponible ici : GitHub visiologie ◹
La vidéoprojection a la capacité de recouvrir temporairement et sans dégradation n’importe quelle surface, ce qui a permis de voir émerger de nouvelles pratiques de "guérilla" dans la continuité du street art engagé et des revendications urbaines. Le Graffiti Research Lab à par exemple experimenté la pratique du tag et du graff par la vidéoprotection4.
Dans une approche d’exploration vers des installations manifestes et d'exposition de la surveillance, j’imagine AIIRL (Artificial Intelligence In Real Life). Cette expérimentation vidéo-projette la détection de visage par intelligence artificielle, ainsi que son analyse, directement sur le visage des personnes face au dispositif5.
5Vidéo de demonstration. Proof of concept du dispositif AIIRL
Le mardi 31 janvier 2023, à l'issue des votes, le Sénat a adopté le projet de loi relatif aux jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 impliquant le déploiement de caméras de surveillance "augmentées", par 245 voix pour et 28 voix contre, la question devient donc critique6.
6Projet de loi relatif aux jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 : senat.fr ◹
La présence de la surveillance et son intrusivité sont directement mis en évidence par cet instrument. Accompagné de plots de chantier et panneaux de travaux pour crédibiliser l’installation, ce dispositif manifeste placé au niveau de caméras de surveillance publique révèle les agissements et l'intrusivité des dispositifs. La vidéo-projection traquant le visage des passants peut autant indiquer l’humeur et l’âge du visage que la destination de ces informations en projetant par exemple le logo de la compagnie derrière la caméra ou encore ceux des entreprises impliquées dans la construction de ces dispositifs de vision.
Le projoscope prend autrement une forme plus expérimentale une fois accompagné d'une boussole numérique. Avec le "visioscreening", l'idée est d'adapter l'orientation d'une caméra virtuelle dans un environnement 3D à l'orientation réel du vidéoprojecteur7.
7Vidéo de demonstration. Proof of concept du dispositif Projoscope
Le dispositif devient une sorte de lampe torche révélant un espace virtuel par-dessus le réel. Si l'environnement virtuel est une cartographie des dispositifs ou infrastructures invisibles de la surveillance, le dispositif de visioscreening permet la lecture directe et localisée de cette nappe.
Parmi les moyens d'instrumenter la subversion existe notamment l'approche collective. En parallèle de la réappropriation technique, c'est par le prisme de l'intelligence sociale que j'ai expérimenté une cartographie socio-technique. Cet outil de collecte quantitatif s'ancre dans un objectif de cartographie des infrastructures technologiques de la surveillance.
La cartowifi est une expérimentation dont l'objectif est de trianguler la position d'émetteur wifi à l'aide d'une construction sociale basée sur un principe pyramidal. Entre support de distribution papier low-tech et infiltration des réseaux “high-tech”, cette expérimentation s’inscrit dans l'approche “anachrotechnique” de la visiologie.
Cet outil prend la forme d'une carte avec deux consignes simples: prendre une capture d'écran du site et des réseaux wifi alentours et envoyer ces captures d'écran à l'adresse mail indiqué. Le QR code sur la carte renvoie au site, qui lui-même affiche la position GPS en latitude et longitude des participants.
Je récupère ainsi sur l'adresse mail prévue à cet effet, des positions gps accompagné de réseaux wifis alentour. Ces informations couplées sur une carte permettent de trianguler la position des émetteurs wifis d'un terrain donné.
J'attribue à chaque participant un rôle d'ambassadeur qui aura pour objectif de distribuer ses cartes à des recruteurs, les recruteurs ayant comme objectif de trouver des distributeurs, eux même chargés de distribuer des cartes à un maximum de participant. Accompagné de quelques règles simples afin d'éviter qu'un même participant reçoivent plusieurs cartes, le système devient rapidement autonome et exponentiel.
Le protocole consiste en une première phase test ciblée sur un groupe restreint. Cette première expérience m'a permis de confirmer que le scénario d'usage de la carte et les consignes étaient claires car j'ai reçu une dizaine de mails respectant parfaitement les consignes. Mais à l'échelle d'une pièce, la position GPS n'est pas assez précise et les réseaux disponibles pas assez diversifiés, ce qui n'a pas permis de correctement tracer une cartographie des wifis locaux. Le nombre restreint de personnes présentes n'a également pas permis de correctement vérifier l'efficacité d'un système de distribution exponentiel.
La deuxième phase consiste en la même expérimentation mais à l'échelle de l'établissement (environ 1500 élèves). La distribution s’est déroulée en suivant le protocole pyramidal, mais la dissolution de l’information à travers les niveaux de la structure sociale n'a pas permis aux receveurs des cartes d’être suffisamment impliqués pour participer à l'expérience. Je n'ai finalement reçu que deux mails.
L’automatisation de la récolte de données GPS accompagné des wifi locaux permettrait de rendre le système bien plus autonome, en limitant le nombre d'actions nécessaire à effectuer pour l’utilisateur.
Ainsi pour améliorer ce dispositif j’imaginais le format suivant :
Le dispositif n’est plus une web-app mais une application native, ce qui permet l’accès au données plus sensibles que sont la position GPS et les wifis captés par l’appareil. L’application compile automatiquement la position avec la liste des réseaux captés à chaque itération, quelques fois par minutes par exemple. Ce tableau de données ainsi généré permet de tracer une première carte.
Connectée avec d’autres utilisateurs de l’application, la mise en commun des informations récoltées permet la triangulation des hotspots et la construction d’une carte de l’infrastructure wifi plus complète. Avec un grand nombre d'utilisateurs, la carte partagée devient de plus en plus précise et complète, et utilisable en temps réel.
Cette approche participative de la cartographie souligne la possibilité d’une subversion de la visiosphère par l’intelligence collective.
En revanche, la mise en place d’une telle application implique de sérieux problèmes d’intrusion dans la vie privée tout en permettant à des utilisateurs mal intentionnés de pister des réseaux, et donc d’autres personnes. Voir d’offrir des possibilités de contre-contre-surveillance et avoir l’effet inverse de celui recherché.
La possibilité même de la mise en place de tels systèmes démontre comment la multiplication de dispositifs de vision dans notre environnement facilite la surveillance par des moyens aussi directs que indirects.
Les infrastructures nécessaires à la surveillance à grande échelle se déploient notamment dans l’espace. Le réseau satellitaire se compose de plusieurs milliers de corps en orbite autour de la planète, dont un certain nombre sont équipés de dispositifs de vision.
Afin de poursuivre dans cette optique de rendre tangible la surveillance, le sateloscope est un dispositif qui permet de ressentir la présence d’un satellite équipé d’une caméra au-dessus de l’utilisateur. Ce système révèle l’infrastructure spatiale mais surtout son omniprésence.
Pour mener à bien cette expérimentation, il a d'abord fallu récupérer la liste des satellites en orbite, disponible avec le site ny2o.com. Grâce à un système de prédiction de la position de chacun de ces corps en orbite, il sera possible de comparer la position de l’utilisateur et celle de chaque satellite à tout instant. Cette information, dont l’intensité peut varier en fonction du nombre de caméras au-dessus de l'utilisateur, serait alors traduite en un signal perceptible, à l’image du visioscope acoustique. Les différents composants software et physique n'étant pas encore assemblés, cette expérimentation est en cours de développement.